ÉRIC DENÉCÉ, directeur du CF2R, à AL24 News : les occidentaux attisent le feu en Ukraine

Eric Denécé, directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement, CF2R, évoque pour Al24News la crise ukrainienne.
Al24News : La Russie a entamé le retrait des troupes à la frontière avec l’Ukraine. Est-ce la désescalade ?
Eric Denécé : Le Kremlin a en effet annoncé, le 15 février, avoir commencé à retirer ses troupes stationnées près des frontières ukrainiennes. Le lendemain, Vladimir Poutine a également dit que d’autres troupes quittaient la Crimée. Pour le moment, ces informations sontdifficiles à vérifier.
La Maison Blanche a cependant affirmé dès le 16 février, que la Russie n’avait pas retiré de troupes à la frontière de l’Ukraine mais au contraire avait renforcé son dispositif avec 7 000 militaires. Il est étonnant que les Américains aient réagi de manière aussi rapide, alors même que tout le monde sait qu’un retrait militaire prend du temps. Ils considèrent donc que Moscou se moque des Occidentaux, mais eux-mêmes inondent les médias d’informations douteuses et alarmistes. Il est donc encore trop tôt pour parler de désescalade.
Que pensez-vous des conditions de la Russie exprimés à Washington pour la sécurité ?
Poutine, à l’occasion d’une conférence de presse consultable sur internet (23 décembre 2021) a rappelé la position russe que l’on doit objectivement reconnaitre comme étant légitime. Les revendications de Moscou sont : la fin de la politique d’ élargissement de l’ Alliance ; l’ engagement de ne pas déployer d’ armes offensives à proximité du territoirerusse ; et le retrait d’ infrastructures de l’ OTAN sur les frontières de 1997, avant que l’ organisation n’ accueille d’ ex-membres du bloc soviétique.
Le président russe a rappelé qu’il attendait des engagements écrits de la part des Américains et a regretté le rejet de ses principales exigences. Il a souligné qu’ il ne renonçait pas à ces demandes.
Depuis le début de la crise, les Russes n’ont cessé de marteler qu’ils n’avaient aucune intention d’envahir l’Ukraine et que leur déploiement militaire n’avait qu’un but : dissuader le régime de Kiev d’entreprendre une offensive majeure contre les républiques séparatistes du Donbass. Mais Poutine a annoncé qu’il ne resterait pas sans réagir si des ressortissants russes de l’Est de l’Ukraine étaient attaqués.
Tout à long des derniers mois, Moscou n’a cessé d’appeler Washington, Londres et l’OTAN à « cesser de propager des absurdités » et a demandé aux occidentaux de cesser leurs actions hostiles contre la Russie. Au demeurant, la Russie est libre de déplacer ses forces comme elle l’entend sur son territoire.
Force est constater que jusqu’à présent, les Russes ont pris garde à ne provoquer aucun incident, en dépit des vols aériens et des patrouilles maritimes de l’OTAN qui se multiplient à proximité immédiate de leur territoire. A ce jour, ils se contentent de rester fermes sur leurs positions et de dénoncer ce qu’ils estiment être une campagne médiatique mensongère de l’Occident pour les pousser à la guerre.
Comment interprétez-vous les réponses de l’OTAN aux conditions de la Russie ?
La stratégie américaine est claire. Provoquer un incident ou organiser une provocation dans le Donbass afin de déclencher une réaction russe qui pourrait être utilisée pour confirmer leurs affirmations spécieuses que Moscou veut envahir l’Ukraine. Ce n’est malheureusement pas la première fois que les Américains recourent à ce type de subterfuge, rappelons-nous de l’Irak en 1991, où ils ont transmis de faux signaux à Saddam Hussein, lui laissant croire qu’il pouvait envahir le Koweit sans conséquences.
La politique américano-britannique à l’encontre de la Russie est en grande partie une opération de diversion, motivée par les difficultés que rencontrent les deux dirigeants en politique intérieure. Plus le président américain et le Premier ministre britannique sont en difficulté sur leur scène intérieure, plus la pression contre Moscou s’accroît. Leur action repose par ailleurs sur une russophobie très ancrée chez les élites dirigeantes de ces deux Etats.
Ainsi, Etats-Unis et Royaume-Uni entretiennent une véritable hystérie antirusse et attaquent systématiquement Moscou via une guerre de l’information savamment orchestrée. Ils agissent également via l’OTAN, et bénéficient du soutien de la Pologne et des Pays baltes qui contribuent significativement au durcissement de positions européennes à l’égard de la Russie, lesquelles ne sont ni dans la tradition ni dans l’intérêt des pays d’Europe de l’Ouest.
L’alerte à une éventuelle invasion de l’Ukraine par la Russie n’est elle pas exagérée ? On se rappelle de la fausse alerte de l’invasion de l’Arabie Saoudite par l’Irak lancée par Washington.
Depuis quatre mois, des informations alarmistes communiquées par les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’OTAN – et largement relayées par les médias – font état d’une offensive imminente des forces russes en Ukraine. Or, en dépit de ces alertes répétées, cette guerre ne semble pas vouloir commencer.
Nous sommes bel et bien confrontés à un show médiatique concocté de toutes pièces à Washington dans le triple but de pousser Moscou à la faute, de mobiliser les Européens derrière l’OTAN et les Etats-Unis, et de faire diversion des problèmes internes que connaissent les deux leaders américain et britannique.
On doit reconnaitre aux Spin Doctors d’outre-Atlantique, un indéniable talent afin de mettre en scène une menace puis une agression russe qui n’existe pas, et Moscou ne tombant pas le piège, une créativité sans limite alimentant un scénario à rebondissement qui fait tout pour nous tenir en haleine. Force est de constater que ces Spin Doctors ne manquent pas d’arguments… parce qu’ils en inventent chaque fois de nouveaux.
Les similitudes avec le « montage » pour justifier l’invasion de l’Irak en 2003 sont importantes. Les Américains font monter une menace qui n’existe pas et organisent un intense battage médiatique, en espérant que leurs prophéties se réalisent…
Il faut arrêter de croire que les Etats-Unis disent toujours la vérité, que c’est une puissance bienfaitrice de l’humanité. Depuis la fin de la Guerre froide c’est au contraire un Etat qui manifeste un hégémonisme accru, ne fait que d’imposer ses lois et promouvoir ses intérêts de manière unilatérale, sert à l’opinion les informations qui lui plaisent, refuse que ses ressortissants soient traduits devant la CPI et qui a légalisé certaines formes de torture dans le cadre de la lutte antiterroriste (rendition, prisons secrètes, etc.)
Le secrétaire général de L’Onu a écarté une éventuelle invasion de l’Ukraine par la Russie. Pourtant, de nombreux pays ont déplacé leurs ambassades et appelé leurs concitoyens à quitter l’Ukraine. Comment expliquez cela ?
Suite aux déclarations plus qu’alarmistes des Etats-Unis et du Royame-uni quant à l’imminence d’une invasion russe, la panique s’est emparée des médias puis des Etats européens. On doit également considérer que le départ des diplomates américains et de leur famille d’Ukraine a été une manœuvre délibérée de Washington pour accroitre le caractère tragique de cette crise et faire croire au monde que Moscou allait passer à l’action.
Mais cela n’a pas pris. Malheureusement, de nombreux autres pays ont imité les Américains.
N’oublions pas que Washington sait « convaincre » sur ses alliés de l’OTAN – je devrai dire ses auxiliaires – pour qu’ils agissent ans le même sens que lui.
L’extension de l’OTAN, à l’Ukraine, notamment, favorise-elle la guerre ou la paix ?
Si les Russes ne sont pas des enfants de chœur et si Moscou n’a que rarement considéré les ex-républiques de l’URSS d’égal à égal, il est important de rappeler que Moscou n’a aucun intérêt à envahir l’Ukraine. Poutine, ancien officier du KGB, n’est pas chef d’Etat irrationnel.
Quel serait son intérêt à envahir l’Ukraine ? Il n’a aucune envie de plonger l’Armée rouge dans un nouveau bourbier. Par ailleurs, les populations du Donbass, certes russophones, ne réclament pas leur rattachement à Moscou. Elles veulent surtout leur autonomie linguistique au sein de leur Etat, ce qui leur a été refusé depuis le renversement de Ianoukovtich. De plus Poutine a toujours dit qu’il souhaitait l’application stricte des accords de Minsk.
Le président Poutine répète depuis son discours de Munich en 2007. : Traitez-nous avec au moins un minimum de respect. Nous ne vous menaçons pas, ni vous ni vos alliés, pourquoi nous refusez-vous la sécurité que vous exigez pour vous-même ». En géopoliticien classique, Poutine est obsédé par la sécurité de la Russie. Il ne veut pas d’une intégration de l’Ukraine dans l’Otan. Cette demande n’est pas aussi scandaleuse que beaucoup l’affirment.
Vladimir Poutine considère que « la présence militaire de l’OTAN en Ukraine constitue une menace pour la Russie », et craint l’éventuel déploiement de systèmes balistiques de l’Alliance chez son voisin qui mettrait Moscou à cinq ou six minutes de vol d’un missile.
L’Otan dément bien sûr avoir cette intention, mais le Kremlin ne peut se contenter d’une vague promesse, les précédentes ayant été bafouées.
Entretien réalisé par Mounir Abi